Prologue
Nous avons perdu contact depuis
si longtemps ! Mon nom ne vous dit rien. Mon souvenir est poussière. Ce n'est pas votre faute, ni la mienne. La
chaîne reliant mères et filles s'étant rompue, la transmission de la saga
familiale incomba alors aux seuls hommes. [...]
Il y avait beaucoup plus à dire.
Si l'on m'avait interrogée, j'aurais commencé par raconter l'histoire de mes
parents. C'est le seul début possible. Pour comprendre une femme, il faut
d'abord l'interroger sur sa mère, puis écouter attentivement. Si elle vous
parle de nourriture, cela indique de très bons rapports. De mélancoliques
silences témoignent de problèmes non réglés. Plus une fille connaît de détails
sur la vie de sa mère et les décrits ouvertement, sans geindre, plus elle est
forte.
Bien entendu, dans mon cas, c'est
plus compliqué : j'avais quatre mères. Chacune d'elles me grondait, me
sermonnait ou m'aimait pour un trait de caractère différent. D'elles, j'ai
hérité des qualités et des craintes distinctes. Léa m'a donné le jour et sa
superbe arrogance. Rachel m'a montré où placer les briques de la sage-femme et
comment me coiffer. Zilpa m'a appris à réfléchir.
Bilha m'écoutait. Aucune de mes
quatre mères n'assaisonnait son ragoût de la même façon. Aucune ne parlait à
mon père sur le même ton – et inversement. Sachez aussi que mes mères étaient
soeurs, les filles que Laban avait eues de diverses épouses, bien qu'il ne
reconnût jamais
Zilpa et Bilha. Cela lui aurait
coûté deux autres dots. Or, mon grand-père était un affreux avare. Comme toutes
les soeurs qui vivent ensemble et partagent le même mari, ma mère et mes tantes
avaient tissé entre elles des liens serrés de fidélité et de rancune. Elles
échangeaient des secrets tels des bracelets, et ces secrets m'étaient confiés,
à moi, la seule fille survivante. Elles me racontaient des choses que j'étais
trop jeune pour entendre. Tenant mon visage entre leurs mains, elles me
faisaient jurer que je n'oublierai rien.
Mes mères étaient fières de
donner autant de fils à mon père, cela prouvait leur valeur. Mais, sous la
tente des femmes, la naissance d'un garçon après l'autre n'était pas une source
de joie sans mélange. Mon père se vantait de sa bruyante tribu et ses femmes
aimaient mes frères, mais elles avaient aussi envie d'une fille. Dans
l'intimité, elles se plaignaient de la semence par trop virile de Jacob.
Les filles allégeaient les tâches
de leurs mères. Elles aidaient à tisser, à moudre le grain et à surveiller les
très jeunes garçons qui pissaient dans les coins de la tente, même si on le
leur avait interdit une centaine de fois.
Les femmes voulaient aussi des
filles pour en faire les gardiennes de leurs souvenirs. Une fois sevrés, les
garçons n'entendaient plus les histoires de leur mère. Ce fut donc à moi
qu'échut ce rôle. Ma mère et mes tantes-mamans me racontèrent d'innombrables
anecdotes de leurs vies.
Qu'elles fussent en train de
bercer un bébé, cuisiner, filer ou tisser, elles m'en remplissaient les
oreilles. Dans l'ombre rutilante de la tente rouge, la tente des menstrues,
elles me passaient les doigts dans les cheveux, me contaient les frasques de
leur jeunesse et la saga de leurs accouchements. Leurs histoires étaient
semblables à des offrandes d'espoir et de courage faites à la Reine du Ciel, à
la différence que ces dons n'étaient pas destinés à un dieu ou à une déesse,
mais à moi. Je continue à sentir l'amour que mes mères me portaient. Je l'ai
toujours apprécié. Il me nourrissait, me maintenait en vie. Même après notre
séparation, et même maintenant, si longtemps après leur mort, son souvenir me
réconforte.
J'ai transmis les histoires de
mes mères à la génération suivante, mais celles de ma vie m'étaient interdites.
Ce silence m'a presque tuée. Cependant, je ne suis pas morte. J'ai vécu assez
longtemps pour que le souvenir d'autres événements remplisse mes jours et mes
nuits. J'ai vu des bébés ouvrir les yeux sur un monde nouveau. J'ai trouvé des
raisons de rire et de me réjouir. J'étais aimée.
Et maintenant vous venez à moi,
femmes aux mains et aux pieds aussi doux que ceux d'une reine, avec plus de
marmites qu'il ne vous en faut pour cuisiner, aux accouchements si peu dangereux,
à la langue si déliée. Vous espérez que des mots combleront le grand silence
qui nous a englouties, moi, mes mères et mes grands-mères.
J'aurais aimé vous en dire plus
sur mes aïeules. Beaucoup de choses, hélas ! Ont été oubliées. Se souvenir
semble donc être une tâche sacrée.
Merci d'être venues. Je vais vous
confier toutes mes expériences, tous mes secrets, afin que vous puissiez
quitter cette tente rassasiées, fortifiées. Bénis soient vos yeux. Bénis soient
vos enfants.
Béni soit le sol qui vous porte.
Mon cœur est une louche qui déborde d'eau douce.
Une version poche est rééditée depuis le 8 janvier 2016.